Robida et l’anticipation
Appel à communications pour une journée d’études
à Lyon
le 19 juin 2014
Souvent réduite, suivant un principe téléologique, à une sorte de science-fiction archaïque, l’œuvre d’Albert Robida gagne au contraire à être appréhendée dans le contexte littéraire et culturel de son époque. Certes, lorsqu’il évoque Le Vingtième siècle, La Guerre au xxe siècle, La Vie électrique ou Un voyage de fiançailles au xxe siècle, c’est bien un imaginaire tourné vers la société du futur que Robida offre aux lecteurs des années 1880-1890. Mais son discours d’anticipation s’enracine dans les logiques de la presse satirique contemporaine, exagérant les travers de son époque en les caricaturant par l’extrapolation temporelle. Le style littéraire comme l’art graphique de Robida s’inscrivent ainsi dans une tradition qui engage des modes de lecture (ceux de la petite presse et de la satire) familiers au lectorat de la fin du xixe siècle, ce qui produit une appréhension des textes tout à fait différente de celle des lecteurs actuels.
Cette journée d’étude se propose de reconsidérer l’ensemble de la production d’anticipation de Robida, aussi bien les volumes de la Librairie Illustrée que les fictions pour la jeunesse, les ouvrages créés seuls ou en collaboration (comme La Guerre infernale avec Pierre Giffard), les publication en volumes ou les articles publiés dans la presse (en particulier dans La Caricature fondée par Robida en 1880), les récits illustrés et une incursion dans le genre théâtral avec une pièce d’ombres pour Le Chat noir.
Au sein de ce vaste archipel d’œuvres d’anticipation, un sous-ensemble doté d’une cohérence fictionnelle spécifique se dessine, avec des romans mettant en scène des personnages reparaissants dans les années 1950, autour de la famille Ponto (qu’on rencontre dans Le Vingtième siècle, La Vie électrique, Un voyage de fiançailles au xxe siècle et dont les ancêtres ont également été représentés dans Le Dix-neuvième siècle). Le Vingtième siècle occupe indéniablement une place centrale dans l’œuvre d’anticipation de Robida. Le roman est connu pour sa fantaisie imaginative, régulièrement cité pour ses inventions étonnantes comme le téléphonoscope, son tableau de la circulation aérienne dans Paris, ou pour sa représentation de l’émancipation féminine dans la société future. Cependant, au-delà de ces quelques traits spectaculaires, il a finalement été relativement peu été étudié pour lui-même, et mériterait une analyse détaillée, qui le ressaisirait dans son contexte culturel et médiatique de production. De façon plus générale, on souhaiterait mettre en valeur, dans l’ensemble de ces œuvres, à la fois la dimension graphique de l’anticipation selon Robida et son travail d’écrivain, qui a été jusqu’ici rarement abordé en tant que tel, dans sa dimension stylistique et poétique, et dans son dialogue avec la culture médiatique contemporaine. On sera notamment sensible à la place du registre comique chez Robida, et au lien original qu’il construit entre humour et écriture d’anticipation. On pourra également mettre en évidence l’hybridité générique à l’œuvre dans les romans d’anticipation, et l’imbrication des multiples modèles mobilisés – littérature panoramique, roman de formation, dystopie, satire, roman d’aventures, etc. Un des enjeux de l’analyse de ces différents textes d’anticipation sera d’aborder l’œuvre de Robida non comme un cas isolé, mais de réévaluer sa place dans l’histoire littéraire en soulignant les échos avec les romans d’aventures scientifiques et la vaste littérature d’anticipation qui se développe au tournant du xixe siècle, sur une multitude de supports.
Les propositions de communication pourront s’intégrer dans les axes suivants :
1. Une écriture de l’anticipation : les genres romanesques et l’humour de Robida
- On pourra s’intéresser aux multiples « genres de l’anticipation » abordés par Robida (et à la pertinence de ces catégories génériques). Les « guerres de demain » constituent-elles un sous-genre spécifique ? Quelle relation l’œuvre entretient-elle avec les traditions de la dystopie et de la contre-utopie ? On verra comment Robida investit le récit illustré pour la jeunesse, en y introduisant sa culture satirique et en permettant ainsi une lecture des textes à plusieurs niveaux.
- On s’attachera également aux relations d’Albert Robida avec le genre du roman d’aventures scientifiques, et plus particulièrement à son dialogue parodique avec l’œuvre de Jules Verne.
- Dans le cadre d’une réflexion sur la poétique du roman d’anticipation selon Robida, on pourra notamment analyser les structures narratives, le travail sur le personnage et le recours aux types, ainsi que la transformation de l’écriture descriptive en raison de la dynamique spécifique texte/image.
- Pour mettre en évidence les multiples ressources de l’humour mobilisé par Robida dans ses récits d’anticipation, on pourra étudier l’usage de la satire, des allusions contemporaines et des procédés d’exagération propres à la caricature, le recours à un comique de situation, ainsi que le travail de l’ironie et plus particulièrement les effets de décalage entre texte et image.
- On s’intéressera également à des récits limites, qui questionnent la nature de l’anticipation : les Voyages très extraordinaires de Saturnin Farandoul dans les cinq ou six parties du monde et dans tous les pays connus et même inconnus de M. Jules Verne ou la série de « La Boîte aux lettres » (correspondance fictive publiée dans Le Petit Français illustré entre 1896 et 1901 par Robida, Christophe et Henriot) pourraient ainsi redéfinir les frontières de l’anticipation et de l’imagination scientifique.
2. Robida et la « civilisation du journal »
L’œuvre de Robida a été modelée par le double statut de son auteur : il a investi le champ du livre illustré, mais c’est aussi avant tout un homme de presse, dévoilant semaine après semaine une critique en images de la vie culturelle parisienne. Au moment où il publie ses premières œuvres d’anticipation, dans les années 1880, il collabore à de nombreux hebdomadaires, comme Le Journal amusant, La Vie parisienne ou Paris-caprice, et pendant plus de dix ans, il dirige son propre hebdomadaire, La Caricature.
- On pourra donc analyser l’inscription des productions d’anticipation dans la civilisation du journal, et leur relation à la culture de la petite presse et de la presse satirique. On verra l’influence du support sur l’écriture des romans, l’allusion aux événements de l’actualité médiatique témoignant d’une culture du clin d’œil et de la connivence avec le lecteur. Au-delà de ces références, on pourra dégager la proximité entre ces textes et le modèle esthétique que constitue la caricature d’actualité.
- Parallèlement à la presse satirique, un autre champ médiatique interagit avec la production d’anticipation de Robida : celui de la presse de vulgarisation. On examinera alors le dialogue et les éventuelles contradictions entre la fiction d’anticipation et support scientifique. La Vie électrique est ainsi parue dans La Science illustrée, revue de vulgarisation dirigée par Louis Figuier, qui y célébrait par ailleurs les merveilles de l’électricité.
- De façon plus générale, on pourra considérer les effets de la variété des supports de publication sur la nature des discours d’anticipation proposés et sur leur évolution. On retracera ainsi l’histoire de la genèse des œuvres (conditions éditoriales de production, transformations en fonction des supports et des publics). En examinant la diversité des supports, des destinataires, et des formats (romans, pièce de théâtre, articles de presse ou récits en volumes, œuvres pour adultes ou pour la jeunesse, œuvres écrites seul ou en collaboration), on pourra s’interroger sur les effets d’hétérogénéité autant que sur l’unité de l’œuvre.
- Symétriquement à cette imprégnation de la culture médiatique déterminant la production des œuvres d’anticipation, on explorera la réception de ces romans dans la presse d’époque, pour déterminer comment la civilisation du journal se ressaisit, en retour, de cette œuvre produite en son sein.
3. L’anticipation en images : une empreinte visuelle durable
- Le dynamisme propre de l’œuvre de Robida repose sur l’interaction originale construite entre texte et image, et l’élaboration d’un univers visuel d’une richesse remarquable, cohérent d’un roman à l’autre. On pourra examiner les mécanismes narratifs mobilisés pour l’illustration, les effets de convergence, d’expansion, de commentaire ou de contradiction entre la matière textuelle et sa transposition en image.
- Quelles influences esthétiques s’exercent sur la création graphique de Robida ? En dehors de la presse satirique, quel dialogue s’institue avec les autres artistes de presse de l’époque, ainsi qu’avec les illustrateurs de littérature de jeunesse ? On pourra également s’interroger sur l’influence de différents univers visuels, comme celui de la réclame et de l’image publicitaire, ou celui de l’illustration scientifique.
- Quelle place Robida occupe-t-il dans l’histoire de l’illustration ? Se situant après la génération des illustrateurs romantiques tels Gustave Doré, Daumier, Bertall ou Cham, il ouvre la voie à nouvelle génération d’illustrateurs comme Forain, Willette ou Caran d’Ache. Peut-on définir une spécificité de son œuvre d’anticipation, sur un plan graphique, par rapport au reste de sa production ?
- On pourra enfin analyser la postérité visuelle de Robida, dans le domaine de l’anticipation scientifique. Ses images de villes futuristes notamment, sillonnées de dirigeables, ont durablement marqué les représentations, servant de matrice imaginaire à nombre de fictions futuristes du vingtième siècle, et elles se sont vues réactivées récemment par le courant de science-fiction dénommé steampunk.
4. La société du futur
- C’est sous cet angle que l’œuvre de Robida a été le plus souvent abordée. Mais au-delà d’un répertoire des domaines de la société future affectés par l’anticipation – relations sociales (notamment le travail des femmes), transports, loisirs, moyens de communication, urbanisme – il importera de restituer la complexité du positionnement idéologique de son auteur. Le discours de Robida sur la modernité, s’il se déploie souvent dans un registre satirique, échappe néanmoins à l’univocité. A la lumière de ses fictions d’anticipation, on pourra dessiner l’itinéraire politique de Robida. On pourra également analyser les enjeux idéologiques de sa représentation des sciences et des techniques.
- On constate souvent dans les fictions d’anticipation de Robida une répartition du personnel romanesque en deux groupes, qui permet de rejouer sur un plan symbolique la guerre des sciences et des lettres. On pourra interpréter la répétition de cette structure duelle, qui se voit souvent redoublée d’une autre bipartition, sur un plan spatial. Il importera en effet d’analyser la fréquente scission entre différents espaces correspondant à des temporalités parallèles : d’une part le monde du futur, et d’autre part des espaces protégés, conçus comme des conservatoires des mœurs du passé, comme la réserve d’Armorique.
- Les romans d’anticipation sont par ailleurs le lieu d’une réflexion sur le devenir de l’art, où l’on peut deviner la transposition de cibles contemporaines et notamment l’écho des polémiques des années 1880 autour du naturalisme. Au-delà de sa dimension métatextuelle, on pourra développer cette réflexion esthétique, portant sur la littérature, mais aussi les arts du spectacle, la peinture et la musique.
Bibliographie sélective d’œuvres d’anticipation d’Albert Robida
1869 – La Guerre au XXe siècle – campagne de Jujubie. Album inédit
1883 - Le Vingtième Siècle, Paris, Georges Decaux
1883 - Le Vingtième Siècle, Paris, Dentu
1883 – « La Guerre au vingtième siècle », La Caricature, n° 200, 27 octobre 1883
1887 – La Guerre au Vingtième Siècle, Paris, Georges Decaux
1889 – La Nuit des Temps ou l’élixir de rajeunissement, Pièce d’ombres pour le cabaret du Chat Noir. Livret, Imprimerie Charles Blot
1891-1892 - La Vie électrique, Paris, Librairie illustrée, publication dans La Science illustrée n° 209 du 28 novembre 1891 au n° 244 du 30 juillet 1892
1892 – Jadis chez Aujourd’hui, Paris, Armand Colin, publié en pré-originale par Le Petit Français iIlustré du n°63 du 10 mai 1890 au n° 68 14 juin 1890
1892 - Un Voyage de fiançailles au vingtième siècle, Paris, Louis Conquet
1895 – « La Fin des Livres » in Contes pour les bibliophiles, textes d’Octave Uzanne, Paris, Albert Quantin
1902 – L’Horloge des Siècles, Paris, Juven publié en pré-originale dans La Vie illustrée du n° 160 du 8 novembre 1901 au n° 182 du 11 avril 1902
1908 - La Guerre Infernale, texte de Pierre Giffard, Paris, Méricant
1917 – « Un Potache en 1950 » publié dans Mon Journal du n° 36 du 8 septembre 1917 au n° 51 du 22 décembre 1917
1919-1920 – « En 1965, roman prophétique » publié dans Les Annales du n° 1896 du 26 octobre 1919 au n° 1908 du 18 janvier 1920
1919 – L’Ingénieur Von Satanas, Paris, Renaissance du Livre
1925 – Un Chalet dans les Airs, Paris, Armand Colin
Les propositions de communication (environ 1000 mots) sont à envoyer, accompagnées d’une présentation bio-bibliographique, à Claire Barel-Moisan (claire.barel-moisan@ens-lyon.fr) et à Matthieu Letourneux (mletourneux@free.fr) avant le 31 octobre 2013.
Source : http://www.flsh.unilim.fr/lpcm/2013/09/appel-robida-et-l%E2%80%99anticipation/
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire